Yi : intention
Acquérir la maîtrise dans les arts martiaux, est un long chemin fait de questionnements et de remise en cause permanente. En karaté acquérir la maîtrise n’est pas fonction du temps passé à s’entraîner mais plutôt de la qualité de l’entrainement. Il me semble impératif de privilégier le qualitatif au quantitatif, ce dernier pouvant user le corps à court, moyen ou long terme.
Que signifie travailler avec qualité ? Comment savoir si l’on est sur la bonne voie pour acquérir la maîtrise ?
A mon sens travailler avec qualité exige au moins trois choses :
- Mettre rigueur et discipline dans sa pratique,
- Eviter les blessures. On ne le dit jamais assez mais la pratique du karaté do est d’abord faite pour la santé alors n’est ce pas un non sens de se blesser en pratiquant ?
- Développer une conscientisation fine de l’état du corps par l’intention (Yi dans les arts martiaux chinois). Attention j’insiste, la conscience seule ne suffit pas. Il faut obligatoirement mettre en œuvre le travail fin et subtil du Yi pour faire de votre pratique, une pratique de qualité.
C’est sur ce dernier point que je souhaite développer cette réflexion martiale aujourd’hui. Maîtriser son corps, puisqu’il est avant tout question de cela dans les arts martiaux, exige une introspection fine de son mouvement corporel sur un plan interne (domaine du non visible).
Prenons cinq exemples et comparons les pour mieux comprendre. Je vous propose une comparaison sur la base d’une technique d’attaque en nukite (attaque piquée de la main avec le bout des doigts) réalisée en kiba dachi (posture du cavalier de fer). Je précise que les exemples suivants sont des schémas de principe que j’ai produit et volontairement simplifiés pour la compréhension. J’ai conscience qu’ils exigeraient de plus amples précisions pour être complet. Mais commençons simple et global sur un plan théorique. Les cours pratiques compléteront le reste.
Ci-après la technique proposée pour la réflexion martiale de ce jour (je choisis volontairement nukite uchi et non haishu uke car cela sera plus simple pour cet exemple) :
Ci-après les 5 exemples proposés classés par niveau d’expertise croissante.
NIVEAU 0 : J’apprends le mouvement dans sa forme visible, je veux juste avoir une forme propre en apparence. Pas de Yi martial car je ne sais même pas de quoi il s’agit.
- Conséquences : Chaos structurel, corps excessivement contracté (ou inversement trop mou) impliquant une difficulté à tenir la posture trop longtemps. Le corps se fatigue vite et le mouvement est en réalité fragile.
- Explications : ici le pratiquant débutant a une conscience très faible voir quasi inexistante de son état corporel lors de l’exécution du mouvement. Il ne se préoccupe que de la forme visuelle du mouvement car en réalité il n’a pas encore conscience qu’un autre travail plus fin et subtil existe. Son intention se résume donc à tendre le bras et à lutter pour maintenir sa posture. Le mouvement visuel reste la seule référence sur laquelle s’appuie le débutant pour savoir s’il fait bien ou non. Il a alors tendance à se fier à sa vue et se focalise sur les extrémités de la technique: ici sa main droite. Son corps est alors martialement “vide” : il n’est pas rempli de force subtile (force interne). En revanche son corps est chargé de contractions inutiles et chaotiques souvent accentuées dans les épaules et les cuisses (quadriceps). Des tensions inutiles peuvent aussi être présentes dans tout le reste du corps (cela dépend en fait de comment le pratiquant utilise son corps au quotidien). A ce niveau c’est comme si le corps était constitué de plein de blocs de pierre indépendants, non communicants. Le ki circule mal et des lésions peuvent apparaître à long terme. A ce niveau le pratiquant n’a bien souvent pas conscience de sa raideur excessive.
NIVEAU 1 : Je cherche à mettre de la force dans mon bras mais le Yi généré est mal orienté car en fait je n’ai même pas conscience de comment me servir précisément du Yi.
Conséquences : Chaos structurel persistant, corps excessivement contracté avec une force prisonnière dans le haut du corps témoignant d’un Yi maladroit du pratiquant.
Explications : ici le pratiquant est un peu moins débutant (car connaissant déjà le mouvement dans sa forme apparente) commence à prendre conscience que son corps est beaucoup trop tendu (ou inversement trop mou). Cela dit, il ne sait pas ce qu’est le travail du Yi et interprète donc maladroitement ce que signifie mettre de la force dans le mouvement. Le pratiquant à ce stade comprend donc qu’il doit gainer et contracter son corps au plus proche de la zone de contact qui va toucher l’adversaire. Ainsi il accentue la force brute dans le haut du corps (épaules, bras) et oublie en conséquence le bas de son corps : il perd la conscience des jambes et les appuis deviennent “flottants”. Sa structure corporelle est ainsi fragilisée et bancale. La force est déportée vers le haut du corps et s’avère être non globale. Ce niveau est légèrement mieux que le premier dans le sens où le pratiquant tente d’orienter son Yi, certes très maladroitement mais il y a les prémices de quelque chose. Une première intention est donnée au mouvement : celle d’envoyer la force dans le bras et la main.
NIVEAU 2 : je souhaite davantage m’enraciner car j’ai désormais compris l’importance des appuis, je décide donc d’abaisser mon centre de gravité. Le Yi est existant mais toujours mal guidé car je n’ai toujours pas conscience de comment me servir précisément du Yi. Mais je cherche à optimiser comme je peux…
Conséquences : chaos structurel persistant, corps excessivement contracté avec une force cette fois-ci prisonnière dans le bas du corps à cause des tensions excessives générées par l’affaissement de la posture (causé par le léger abaissement du centre de gravité).
Explications : à ce niveau le pratiquant comprend qu’il n’attache pas assez d’importance au travail du bas du corps. Il va donc accentuer la force dans les jambes en pliant davantage les genoux. Sans savoir comment utiliser concrètement le Yi, une force brute est alors toujours mal répartie et déportée cette fois-ci à l’excès dans la bas du corps. Erreur une fois de plus maladroite ! La force est diffuse et s’avère être toujours non globale. Cette segmentation de la force ne permet pas d’équilibrer pleinement le corps et “étouffe” le transfert de force devant être conduit du sol jusqu’à la main pour cet exemple. Sans un travail du Yi bien orienté, il sera extrêmement difficile de progresser et d’aller plus loin. Même si ce niveau est plus intéressant que le précédent (car l’intention de se servir du sol est ici présente), cela n’est clairement pas acceptable sur du long terme. Malheureusement, beaucoup de pratiquants se trouvent donc bloqués à ce niveau pendant des années et pensent avoir atteint leur plein potentiel. En clair, aucune cohérence de mouvement n’existe sur un plan interne dans les niveaux 0, 1 et 2.
Pour trouver la cohérence, il existe en réalité au moins trois niveaux supplémentaires accessibles si l’on pratique avec méthode et rigueur. Une chose est sûr, si le corps est trop mou ou trop contracté, impossible d’atteindre ces trois niveaux. Il faut, pour les développer, être relâché et apprendre à se servir du Yi en l’orientant correctement. Poursuivons…
NIVEAU 3 :je découvre enfin comment orienter correctement mon Yi. Ma conscience s’est élargie. je comprends désormais que je travaillais effectivement mal. Ma conscience s’est élevé. Je dois désormais changer mon schéma corporel pour apprendre à ressentir la substance interne et la contrôler. Pour cela je dois d’abord apprendre à me relâcher pour estomper les tensions inutiles. Je devrai pouvoir mieux ressentir l’apparition de la substance interne, aussi appelée état de subtilité martiale ou état de cohérence interne.
Conséquences : le Chaos s’estompe progressivement pour laisser place au cosmos. Le guidage juste mais encore frêle du Yi fait émerger une cohérence élastique autour de certaines zones d’accroche précises du corps.
Explications : à ce niveau le pratiquant sait désormais qu’il doit oublier son ancien mode de fonctionnement qui paralysait (malgré sa bonne volonté) beaucoup de choses dont : vitesse, puissance, précision… Son corps est donc désormais plus relâché (disparition des contractions inutiles) et ce relâchement associé à une orientation correcte du YI permet de mieux écouter l’état de son corps et de dessiner de nouvelles activations spontanées tendineuses/musculaires. Dès cet instant la rééducation du corps est en marche. La conscience du corps grandit peu à peu : les zones “floues” du corps apparaissent désormais comme des zones précisément identifiées. Cela dit, il reste encore du travail pour relier en cohérence les zones d’accroche fraîchement éveillées.
NIVEAU 4 : J’ai enfin réussi à estomper toutes les tensions inutiles de mon corps, je visualise clairement mon travail interne et je peux enfin ressentir une connexion globale de mon corps. Ma structure corporelle apparaît désormais claire et évidente. Je ressens précisément des axes/lignes d’actions élastiques à travers ma structure. Ma conscience corporelle est hautement élargie.
Conséquences : Cohérence interne naissante à travers le relâchement avec retrait des contractions excessives inutiles et émergence d’une force élastique grandissante dans le corps.
Explications : à ce niveau il est question de relier progressivement et équitablement les zones d’accroche du corps entres elles selon la forme et la direction qu’impose la technique. Le corps se transforme alors à l’intérieur par des micro-ajustements structurels qui forment un maillage tendineux/musculaire complexe et cohérent : comme une toile interne élastique de tout le corps, contrôlable et capable de s’étirer comme un ruban élastique. De nouvelles sensations apparaissent alors : le Ki commence à s’éveiller et à chauffer le corps, l’énergie circule librement et à grande vitesse. La matérialisation de la force interne prend alors vie et cet état nouveau, travaillé régulièrement, devient actif instantanément selon la volonté du pratiquant. Par ailleurs la notion de centre (hara) prend tout son sens et devient un point de passage ou un point de convergence des forces selon le mouvement exécuté. De plus, le pratiquant atteint un niveau de très haute synchronisation corporelle et de fait possède une haute conscience des forces engagées dans son corps lors du mouvement. Le niveau est haut de gamme et incomparable aux états précédents en terme d’efficience. Le corps est alors prêt pour s’essayer à “sortir la force”.
NIVEAU 5 : en étant relâché et grâce au contrôle parfait du Yi je suis désormais capable d’activer instantanément les zones floues de mon corps et je sais rendre mes élastiques tendineux / musculaires cohérents afin de pouvoir générer une force globale. Cette force globale est la fameuse force interne appelée aussi force multidirectionnelle , force intelligente ou plus communément force souple. Je ressens mon corps sous “pression”. L’état subtil est prêt à livrer sa force.
Conséquences : Cohérence interne désormais exploitable à des fins martiales.
Explications : enfin le pratiquant sait désormais éveiller sa force interne sur ce mouvement. Il peut l’activer à souhait tel l’éclair jaillissant des cieux et générer une puissance explosive supérieure à la normale. La force prend racine dans le sol et s’exprime à travers le corps pour finir sa course dans la main en nukite. Cette force est équivalente au Fajing chinois. Elle traverse le corps libéré de toute contraction inutile et finit sa course projetée hors du corps sous forme d’onde vibratoire.
Conclusion
Personnellement, je pense que la force souple évoquée et tant recherchée dans le shotokai est clairement celle du niveau 5 : complexe et raffinée, elle ne peut émerger qu’à travers le relâchement et si l’entrainement est précis, guidé et assidu.
Désormais il conviendra de savoir quelle est la méthode précise permettant de passer du niveau 2 jusqu’au niveau 3, 4 et 5… beaucoup de paramètres rentrent en jeu dont : la respiration, la visualisation mentale, etc…
Par ailleurs chaque mouvement, chaque posture possède ses propres règles pour éveiller le niveau 4 (ainsi que le niveau 5 si émission de la force il y a). Le travail d’introspection interne devient alors passionnant pour ceux qui n’ont pas peur de chercher à rééduquer leur corps dans sa globalité ^^
Une chose est sûre : Il y a beaucoup de travail ! Les entraînements sont là pour ça !
Bonne pratique à vous.
A bientôt.
Alexandre.